Huit mois plus tôt
Dawn, vingt-cinq ans
Cæruleum, bleu céleste ou cérulé ?
Cela fait maintenant vingt minutes que je cherche quelle nuance de bleu viendra apporter la touche finale au tableau sur lequel je travaille depuis bientôt trois semaines. Pour pouvoir finaliser cette commande, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, et l’aube pénètre doucement par les fenêtres de mon salon. Je commence à tomber de fatigue, ce qui explique sans doute pourquoi j’ai tant de mal à faire un choix aussi simple que celui-là. Je ne suis pas loin de la crise de nerfs, je le sens, et il ne m’en faudrait pas beaucoup plus pour que je décide de balancer cette toile à travers mon appartement… J’essaie de respirer calmement pour me raisonner et ne pas gâcher toutes ces semaines de boulot alors que je suis sur le point de finir.
Allez, Dawn, tu peux le faire !
J’étire mon dos devenu douloureux à force de garder la même position puis regarde successivement mon chevalet et ma palette. Je me concentre quelques instants avant de soudain réaliser que je me suis de nouveau égarée dans mes pensées. Je suis épuisée, et mes yeux commencent à piquer, mais je dois finir cette commande aujourd’hui. Je suis si proche du but, il ne me manque que quelques petites touches de bleu et je serai libérée ! Mais la fatigue m’enveloppe de plus en plus, et je sais qu’il faudrait un miracle ou un cataclysme pour me sortir de cet état second. C’est à ce moment précis que la porte de mon appartement s’ouvre en grand, me faisant sursauter, et qu’une personne y entre sans y avoir été invitée.
Quand on parle de miracle-cataclysme…
Pour seul accueil, je me contente d’un grognement avant de lui tourner le dos. Toutefois, ce rapide coup d’œil ne m’empêche pas de remarquer le regard qu’il me jette. Il en dit long sur ce qu’il pense de moi, et l’état dans lequel je dois être. Lui, par contre, est comme d’habitude impeccable et frais. La vie est vraiment injuste par moments, il faut toujours qu’il soit là lorsque je ne suis pas à mon avantage…
— Bonjour à toi aussi, charmant rayon de soleil, dit-il.
Même s’il ne peut pas le voir, je lève les yeux au ciel en réponse au sarcasme évident de cette simple petite phrase. Je fais un point rapide sur ma tenue, qui n’en est pas vraiment une: je ne porte qu’un immense T-shirt informe… M’arrivant à mi-cuisses, il devait être blanc au début de la nuit passée mais est maintenant constellé de gouttes de peinture. Je tourne la tête pour plonger mon regard dans ses yeux verts. Vert glauque, pour être précise, eh oui, j’aime lui rappeler de temps en temps leur couleur exacte, elle lui sied parfaitement. Je prends alors l’expression la plus sérieuse disponible dans mon répertoire après une nuit blanche.
— Cæruleum,bleu céleste ou cérulé ?
Ma voix sonne beaucoup plus grave que je ne l’aurais voulu, cela manque de le faire sourire, mais il se reprend vite et rentre dans mon jeu en devenant sérieux à son tour. Il s’approche de mon tableau, observe intensément les trois nuances de bleu sur lesquelles j’hésite, puis ma toile. Pour parfaire le rôle qu’il a endossé, il va même jusqu’à prendre son menton entre ses doigts et froncer les sourcils. Il ne lui manque plus que l’imperméable, et l’inspecteur Columbo serait à mes côtés. Il finit par pointer la couleur cérulé.
— Bleu céleste, ça compléterait très bien… l’ensemble, conseille- t-il en montrant vaguement mon tableau.
J’explose de rire, et il comprend sans trop de mal qu’il s’est encore trompé en désignant la couleur, mais je trouve que son avis est une fois de plus pertinent. Sauf que je ne le lui dirai pas, il serait trop fier de lui, et je veux à tout prix éviter d’avoir affaire à un Garrett arrogant. Je le chasse de la main, et il me laisse l’espace dont j’ai besoin pour peindre, s’installant confortablement sur mon canapé. Je m’enferme dans ma bulle pendant encore plusieurs minutes afin d’apporter les derniers détails à ma toile.
Lorsque je me recule pour regarder, enfin, le résultat final, je lâche un soupir de soulagement, que l’on doit entendre jusqu’à la côte Ouest… Je pose ma palette sur un petit meuble à côté de mon chevalet et j’étire tout le haut de mon corps, ce qui m’arrache un nouveau soupir. J’entends Garrett taper en rythme des mains sur ses jambes, et je le connais suffisamment bien pour savoir qu’il est en train de perdre patience.
— Que me vaut l’honneur de ta présence de si bon matin, Garrett ? je lui demande en me levant pour aller me préparer un thé. Alors que je passe derrière lui, il se lève d’un bond et me suit dans la cuisine.
— J’étais sûr que tu oublierais ! Tu es supposée m’accompagner
au parc, et, oui, on doit partir aussi tôt pour capter la bonne luminosité, me coupe-t-il en voyant que je suis sur le point de protester.
Bien entendu, il a raison, j’ai totalement oublié que je lui avais promis de l’aider aujourd’hui. Mais c’est inhumain de faire sortir les gens de chez eux alors que le soleil n’est pas encore haut dans le ciel. Il sait que je déteste ça, mais il sait aussi que je lui dis rarement non, alors il en profite, le bougre ! Néanmoins, je ne m’avoue pas vaincue tout de suite et utilise ma meilleure stratégie pour le moment : l’ignorer. Il tient quelques microsecondes, juste le temps pour moi de mettre ma bouilloire électrique en route. Mais, lorsque je m’avance pour ouvrir le placard qui contient mon thé, il plaque sa main dessus et une bataille de regards noirs peut alors commencer. Il va même jusqu’à bomber légèrement le torse pour me regarder de haut. Ce qui en soi n’est pas bien difficile, puisqu’il culmine à un mètre quatre-vingt-cinq, soit vingt centimètres de plus que moi. Pourtant, je ne me démonte pas, je ne l’ai jamais fait face à lui, et ce, depuis que nous sommes gamins.
Dawn et Garrett, sept ans
On s’est cachés sur le palier devant ma chambre et on écoute nos deux mères parler de nous, comme d’habitude. On a fait une grosse bêtise, et cette fois-ci, on a peur de ne pas s’en sortir avec une simple punition. Mais ce Da-Re était tellement drôle à faire ! Au point qu’un sourire est toujours collé sur mon visage, bien que nous nous soyons fait prendre par maman. Je ne parviens pas à retenir un gloussement en y repensant ; la frimousse angoissée de mon « meilleur-ami-de-tout-l’univers » se tourne vers moi, et il semble choqué par ma joie.
— C’est pas drôle, Dawn, on va être punis ! Nos mamans ont l’air…
Un éclat de rire le coupe, et nous nous jetons un regard surpris avant d’oser passer la tête par-dessus la balustrade qui donne directement dans le salon de ma mère. Elles sont là, en train de se tenir par le bras, en tentant de rire le plus silencieusement possible, mais elles ont vraiment du mal. Maman est obligée de se plaquer une main sur la bouche et tout le corps d’Anna semble secoué d’un rire silencieux.
— …Fâchées?
En pivotant de nouveau vers lui, je comprends parfaitement pourquoi elles rigolent. Même si vider la plupart des tubes de peinture de maman dans la salle de bains n’était pas notre meilleure idée, nous sommes beaux. Il n’y a plus un millimètre de peau qui n’est pas coloré, nous sommes de magnifiques arcs-en-ciel. Je me penche vers Garrett, passe ma petite main dans ses cheveux qui lui tombent sur le visage et lui murmure :
— Tu as perdu le Da-Re, Garrett ! C’est donc encore à moi de choisir le prochain défi !
— Non ! Ce n’est pas vrai ! J’ai vidé les tubes et je me suis roulé dedans, donc j’ai gagné ! s’exclame-t-il.
— Peut-être, mais le pari était de vider les tubes, se rouler dedans et ne pas se faire prendre, je réponds en faisant un grand geste théâtral en direction de nos mères toujours en train de rigoler.
Il prend une grande inspiration pour se calmer, il est comme ça, à toujours réagir trop vite. Je sais même qu’il va bouder, car en plus d’être une tête de mule il déteste perdre, et encore plus à Da-Re !
— Tu triches, Dawn, et je ne veux plus jouer avec toi à Da-Re, ça finit toujours mal !
Je ne bronche pas, je m’attendais à cette réaction. Alors qu’il se retourne pour rentrer chez lui, il revient vers moi et m’embrasse sur la joue, avant de descendre les marches. Un sourire se dessine sur mes lèvres car je sais qu’il arrêtera vite de me faire la tête et qu’il sera là demain pour retenter une nouvelle aventure à mes côtés. Ça a toujours été comme ça entre nous, on est comme chien et chat, mais impossible de nous séparer trop longtemps. En rentrant dans ma chambre, je me dis que l’on a bien choisi le nom de nos aventures, car Da-Re sonne super bien. C’est une combinaison de nos prénoms, et on en a déjà tenté plusieurs : Ga-Da, Da-Et, Ga-Wn… Mais aucun ne nous donnait envie de nous lancer des challenges, et puis Garrett a trouvé Da-Re, qui veut aussi dire « oser », on ne pouvait pas rêver mieux ! Je rigole en retournant à mes jeux pour préparer nos nouvelles folies que nous ferons dès demain.
* * *
— La Terre appelle Dawn, dit-il en claquant des doigts devant mon nez. Allez, va t’habiller, on doit y aller! Enfin, non, passe à la douche avant, tu ne sens pas la rose…
Ma bouche s’ouvre devant tant de mesquinerie, mais il n’en tient pas compte et reprend :
— Et si tu ne le fais pas de toi-même, tu sais comment ça va se finir…
[…]