Derek
Une journée de plus.
Je dois juste tenir une
journée de plus. Je dois faire ça pour ma fille, Brooke. Il le faut. Je n’ai
pas le droit de m’effondrer même si aujourd’hui, on a mis en terre la femme que
j’aime, sa mère. Si Grace était encore là, elle voudrait que je reste ce roc
inébranlable pour notre enfant, que je ne me laisse pas dépérir comme j’en
crève pourtant d’envie. Alors, je n’ai pas vraiment le choix, je dois rester
fort, pour notre petite fille. Toutefois la colère me ronge, silencieusement,
mais d’une manière très pernicieuse.
Pourtant, en bon mari –
ou devrais-je dire veuf –, je serre des mains depuis le début de la
journée, hoche la tête quand il le faut, parle quand on attend de moi des
remerciements pour le déplacement. Et je recommence encore et encore. Je suis
en mode robot pour ne pas laisser éclater les ténèbres qui ont pris possession
de moi. J’évite les miroirs depuis plus d’une semaine, mais il y a de grandes
chances que je ressemble à un zombie. Sur ça au moins, je ne peux pas
tricher ; le peu de sommeil que j’arrive à trouver se transforme
rapidement en cauchemar, alors je préfère rester conscient. C’est plus prudent.
Il faut dire que j’en ai marre de me réveiller en sursaut, les joues baignées
de pleurs.
Cependant, pas une larme
n’a coulé aujourd’hui, et je peux prétendre que tout va bien devant mon bébé.
Ce ne sont que des sourires factices, certes, mais qui au moins ne la
perturbent pas plus au vu de la tragédie que nous vivons. Je n’ai toujours pas
trouvé les mots pour lui expliquer que sa maman ne reviendra pas. Qui a cette
force ? Surtout qu’il me
faudra raconter toute l’histoire, encore et encore, quand elle posera la
question en grandissant. C’est un putain d’enfer.
Mon Dieu.
De penser à Brooke
m’empêche un instant de respirer. Comment est-ce que je vais pouvoir remplacer
Grace dans sa vie ? Lui apporter tout ce qu’elle avait prévu de lui transmettre ? J’aurais beau me
donner à dix mille pour cent, je ne suis pas sa maman. Grace l’est.
L’était.
Mon cœur se met à battre
rapidement dans ma poitrine, et peu importe où je pose mon regard, mon salon
est rempli de monde, je n’ai aucune échappatoire. Ma respiration s’accélère, je
vois le regard inquiet de ma mère fixé sur moi. Et soudain, tout m’oppresse, il
me semble même durant un instant que les murs se referment sur moi et vont
finir par m’emprisonner. Définitivement. Comme Grace, je pense
fugacement. Même si au fond de moi, je sais qu’ils sont là pour me soutenir, ou
du moins pour me témoigner leur sollicitude avant de retourner au confort de
leur petite vie bien tranquille…
Quelle hypocrisie,
putain !
Personne ne m’a demandé
ce dont j’avais envie, car j’aurais répondu sans hésiter : de calme. Juste
le temps nécessaire pour me ressaisir. J’aurais pu souffler et renfiler mon
armure ensuite. Mais non, je n’ai pas eu cette opportunité. Elle pèse si lourd
aujourd’hui que j’ai besoin de déposer un genou à terre. Cependant, je n’en ai
tout simplement pas le droit. C’est comme ça, je suis seul maintenant et quand
on a ce rôle de père célibataire, il ne nous est plus permis de nous reposer.
Je m’excuse auprès de
Mme Johnson, une voisine, pour aller m’isoler. Je me dirige dans un
premier temps vers ma chambre, avant de changer d’avis et de bifurquer en
direction du jardin, à l’arrière de la maison. À peine ai-je franchi la porte
que l’air glacial de ce début janvier me percute de plein fouet. Je ne m’arrête
pas pour autant et m’enfonce dans la neige, bousillant certainement mes
chaussures, pour traverser l’espace jusqu’à une petite cabane en bois.
Normalement, elle sert à ranger les outils d’entretien et à stocker les
affaires d’été, mais plus depuis une semaine. Deux jours après la perte de
Grace, j’ai tout foutu dehors pour vider la petite pièce. De base, j’avais
besoin de faire quelque chose de mes dix doigts, je me disais que j’allais
faire du tri et ranger ce dont on avait vraiment besoin. Mais tout est toujours
dehors sous une épaisse couche de neige, probablement en train de moisir ou
rouiller…
Les premiers jours, je
me réfugiais dans cette cabane pour souffler un peu quand la pression se
faisait trop forte pour moi. Puis petit à petit, j’y ai installé un fauteuil,
une petite table et de quoi m’assommer chaque soir pour oublier ce que je
traverse en ce moment. Je ne supporte plus d’être dans cette putain de baraque.
Tout est trop rempli de souvenirs d’elle et même la présence de ma lumineuse
petite fille ne contrebalance pas les ténèbres dans lesquels je suis plongé.
Et je me sens comme la
pire des merdes de penser ça.
Pourtant, c’est ma
vérité, je ne peux rien faire pour la changer.
Grace était le centre de
mon univers. Malgré toutes nos disputes, je l’aimais du plus profond de mon
âme. Les premiers jours après son décès, il m’est arrivé de la voir,
emmitouflée dans sa robe de chambre bleue, préparant le café matinal. J’étais
persuadé qu’elle était encore là et que tout ça n’était qu’une erreur, le cœur
gonflé d’espoir et de soulagement. Mais il me suffisait de cligner des yeux ou
de ne serait-ce que bouger d’un centimètre pour que l’illusion prenne fin.
Me laissant meurtri, les
chairs à vif.
Alors, j’ai pris les
choses en main, avec les moyens à ma disposition. J’ai remarqué que lorsque je
buvais mon poids en alcool, le lendemain était difficile, mais au moins, pas de
désillusion sur ma vie. Les hallucinations n’ont plus refait surface, alors je
continue soir après soir, espérant tout à la fois que cela fonctionne pour ne
pas avoir à affronter le retour à la réalité, et que cela échoue pour revoir
son beau visage encore une seconde. Même si cela doit me
détruire après coup. Je suis complètement bousillé.
Je me vautre dans le
fauteuil qui émet un grincement plaintif en retour, ce qui me ferait presque
sourire. Presque. Je me penche par-dessus le bras rembourré pour attraper la
bouteille de téquila que je n’ai pas pu finir hier. Ce n’est pas faute d’avoir
essayé, pourtant. J’ai à peine le temps de la débouchonner que la porte
s’ouvre, faisant entrer une vague de froid et de flocons de neige. Pas besoin
de lever la tête pour savoir de qui il s’agit.
— Sérieux ? Tu comptes te mettre
minable le jour de ses funérailles ?
— Garrett, dégage, ce
n’est pas le moment…
— Alors dis-moi, quand
est-ce que tu seras prêt, Derek ? Car pour le moment,
dès que j’essaie de t’approcher, tu m’envoies bouler ! Rectification, tu
envoies tout le monde bouler !
Je claque la bouteille
sur la table et me lève d’un bond. La pièce est petite, donc je suis rapidement
face à mon jumeau. La colère déborde de ses yeux et je parie qu’il en va de
même pour moi, car je dois serrer les poings le long de mes cuisses pour ne pas
le foutre dehors à coups de pied au cul.
— Je viens d’enterrer
Grace, la mère de ma fille et la femme de ma vie, donc tu m’excuseras si je
n’ai pas envie de parler de la quantité d’alcool que j’ai ingurgité depuis neuf
jours ! je lâche, acerbe.
La surprise passe sur
son visage, puis il recule d’un pas.
— Tu crois vraiment que
je ne suis là que pour ça ?
— Toi, les parents et
Jessie n’avez que ça à la bouche, ces derniers jours. Si vous croyez que je ne
vous entends pas, vous vous foutez le doigt dans l’œil !
— Bien sûr qu’on est
inquiets pour toi ! Comment ne pas l’être ? Grace…
— Stop.
Je ne reconnais presque
pas ma voix sur ce simple mot : elle est trop grave, éraillée. Et ça
suffit à faire taire Garrett. Il reste là, la bouche légèrement ouverte, dans
son costume noir, les cheveux ébouriffés d’y avoir trop souvent passé les
mains. Depuis qu’il a rasé cette foutue barbe, on est de nouveau si semblables,
à la différence près de la longue cicatrice qui lui parcourt la mâchoire gauche
et qu’il est fiancé à la femme qu’il aime, alors que la mienne…
Sans que je puisse les
retenir, des larmes brûlantes se déversent de mes yeux, et mon frère me prend
dans ses bras dans la seconde qui suit. Son étreinte ne me laisse pas beaucoup
d’espace, mais ça me convient ; je crains que s’il me lâche, je me
disloque complètement. Que moi aussi, je disparaisse de la surface de la terre,
comme Grace. En un clignement de paupières, je pourrais ne plus être là. C’est
aussi ça, la réalité de la vie.
— Je te tiens. Vas-y. Je
te tiens, murmure-t-il.
Et il tient parole.