2005
Misha Evans, dix-sept ans
J’aimerais ne jamais avoir besoin de bouger.
Ses doigts glissent le long de mon dos et je le laisse faire. Je me force à rester immobile, sur le ventre, comme si j’étais encore dans les bras de Morphée. La vérité est que je me suis réveillé bien avant lui, et que le regarder dormir est mon petit plaisir personnel. Sauf qu’il vaut mieux qu’il ne le sache pas, sinon il se foutrait de ma gueule à n’en plus finir…
Andrew Scott.
Mon meilleur ami depuis plus de dix ans maintenant, pourtant aux yeux du monde entier on est de simples connaissances. On n’évolue pas dans les mêmes sphères sociales, tous les deux. Il fait partie de la team « populaire » au lycée, alors que moi pas du tout. Je ne saurais pas expliquer ce qui s’est passé, mais à l’entrée au collège, on s’est éloignés jusqu’à carrément se perdre de vue avec les années. Ce qui est ouf quand on y pense, vu qu’on a toujours été dans la même école catholique, mais nos chemins se sont juste séparés. Pourtant il est resté mon meilleur pote au fond de mon cœur, celui avec qui je voulais partager le moindre truc de ma journée.
Alors j’ai enfoui toute cette peine de le voir s’amuser avec d’autres, gagner en popularité, avoir des petites copines. Avec le temps, la douleur a été moins cuisante. Jusqu’à il y a deux ans et notre arrivée au lycée. On s’est soudain retrouvés dans la même classe et tous les souvenirs sont revenus en force. Difficile pour moi dans ces conditions d’oublier, de l’oublier lui, et encore moins de faire comme s’il n’existait pas.
Je le regardais du coin de l’œil dès qu’il entrait dans une salle, j’étais persuadé d’être discret. Sauf que non, il semblerait que la subtilité ne fait pas partie de mes nombreuses qualités. Un jour, il m’a coincé à la sortie des cours, j’aurais parié tout mon argent qu’il allait me foutre sur la gueule, mais là aussi il m’a surpris. Il m’a souri et m’a rappelé certaines conneries qu’on avait faites. Je n’en revenais pas, pour être tout à fait honnête, j’étais carrément sur le cul. Andrew se souvenait de moi et me parlait. Ce soir-là, je n’ai pas réussi à fermer l’œil de la nuit, mon imagination s’emballait sans que je ne puisse l’arrêter. J’avoue que je n’ai pas essayé trop longtemps.
— Misha… Je sais que tu ne dors pas, me susurre-t-il à l’oreille.
Sa voix chaude et légèrement enrouée déclenche un frisson le long de mon dos, mais je tiens bon : je ne bouge pas.
— OK. Tu veux la jouer comme ça…
Tous mes sens sont aux aguets, attendant la suite de sa menace à peine voilée… qui n’arrive jamais. Intrigué, j’ouvre les paupières pour le trouver en train de m’observer, un demi-sourire sexy à souhait accroché à ses lèvres pleines. Lèvres que j’embrassais il y a de ça deux heures.
— Tu triches, je lâche en prenant appui sur mes coudes.
— Et toi non, peut-être, en faisant genre de dormir ?
Je me tais pour le détailler. Ses cheveux sombres sont en bataille, ses yeux noirs me renvoient un regard qui me ferait presque rougir, et que dire de sa peau bronzée… Ce type m’obsède et je ne sais pas ce que j’ai fait pour qu’il soit à moi. Enfin, pas tout le temps, mais au moins une ou deux fois par semaine depuis qu’il est venu me parler lors de notre année de seconde.
— T’aimes ce que tu vois ?
Je lève les yeux au ciel.
— Tu ne te la pèterais pas un peu, dans le genre ?
— Toujours, me répond-il en passant un bras derrière sa tête.
Ce simple geste contracte ses muscles et mon regard glisse sur son torse nu, puis ses abdominaux, jusqu’à la limite du drap sur ses hanches. Si être le petit secret d’Andrew ne me plaisait pas au début, une fois que j’ai eu goûté à sa bouche, puis au reste, je savais que je prendrais ce qu’il me donnerait. Même si c’est des miettes.
— À quoi tu penses ? T’as l’air triste, d’un coup.
Nos regards s’accrochent et je peux y lire son inquiétude. Une douce chaleur se répand dans ma poitrine. Je sais c’est con, mais voir qu’il tient à moi, même un peu, me fait toujours cet effet.
— Rien d’important, je réponds en me penchant pour lui voler un rapide baiser.
Mais il a d’autres plans : ses bras se referment sur moi et il me maintient contre lui tandis que sa langue force le passage de mes dents. Nom de Dieu, ce mec aura ma peau un jour ! Quand il recule, je suis essoufflé et je retiens tout juste le « je t’aime » que j’ai sur le bout des lèvres. Je crève d’envie de le lui dire depuis des mois, mais je n’ose pas, car je ne sais pas ce qu’il ressent pour moi. Pas besoin de souligner à quel point c’est bizarre de coucher avec quelqu’un depuis bientôt deux ans et ne pas être suffisamment en confiance pour lui avouer ses sentiments. Mais rien n’est simple quand Andrew est dans les parages, surtout pour moi.
— Tes cheveux mériteraient une bonne coupe, dit-il en agrippant mes mèches d’un roux foncé. Mais j’aime bien, ils ont la longueur parfaite pour que je puisse faire ça.
Joignant l’acte à la parole, il tire doucement dessus ce qui me fait incliner la tête en arrière, lui dévoilant mon cou qu’il se fait un plaisir d’embrasser. Juste comme ça, je suis entièrement à sa disposition. Il lui suffit de toucher ma peau pour que je sois foutu, et il le sait le con.
— Ne me dis pas que tu veux déjà remettre ça ? je demande d’une voix étouffée.
— J’aimerais, mais mes parents ne devraient pas tarder à rentrer.
Une phrase innocente en somme, mais qui me glace sur l’instant. Je me fige et rouvre les yeux. Avec un soupir, il s’éloigne sentant que le moment est passé. Voilà notre plus gros sujet de désaccord, je désire faire mon coming-out auprès de nos proches afin que l’on puisse être nous-mêmes sans craindre d’être surpris. Andrew est plus méfiant. Il me dit qu’il préfère attendre que l’on ait fini le lycée pour l’annoncer. Mais j’en ai marre de faire semblant d’être quelqu’un que je ne suis pas. Les hétéros ne se rendent pas compte à quel point cette angoisse peut nous bouffer de l’intérieur. Comme de ne pas pouvoir le prendre dans mes bras quand j’en ai envie, je ne parle même pas de l’embrasser en public…
Après un dernier regard dans sa direction, je roule sur le matelas pour m’asseoir au bord du lit et chercher des yeux mes affaires. Mon boxer m’attend en boule à mes pieds juste à côté d’un emballage de préservatif. Un poids me tombe dans le ventre quand je me penche pour attraper le sous-vêtement.
— Misha…
Cette fois-ci, le ton employé est las, et je sais pourquoi. Il en a marre que tous nos « rendez-vous » se finissent dans la même ambiance : moi tirant la gueule face à son refus. Je n’y peux rien si je suis arrivé au bout de ce que je pouvais donner. À l’instant où cette pensée traverse mon esprit, je le sens bouger derrière moi jusqu’à ce que ses lèvres se posent sur mon épaule.
— Ne pars pas comme ça. Reste un peu plus.
Je secoue la tête sans pour autant m’éloigner de lui. Je n’ai plus les mots pour essayer de le convaincre qu’il est temps qu’on trouve le courage en nous de dire : « Papa, maman : je suis gay. »
— Si je reste, on va encore se prendre le chou et je n’ai pas envie, je réponds tout en enfilant mon caleçon.
— On n’est pas obligés de s’engueuler, rétorque-t-il en me forçant à lui faire face.
On se fixe, chacun campant sur ses positions. Je suis le premier à détourner les yeux pour m’avancer dans la chambre et mettre mon tee-shirt qui gisait près de la porte. J’entends le bruit des draps, mais ne me retourne pas. Au contraire, j’attrape mon jean : je n’ai pas le temps de faire plus qu’il se tient devant moi. Son expression est sévère, il n’aime pas quand je me rebelle et que je ne l’écoute pas. Ce que je prends un malin plaisir à faire absolument à chaque fois lorsqu’on est seuls ! Sauf que là, ce n’est pas un jeu, je suis blessé par son éternel refus. Il a toujours un contre-argument à m’avancer, plus bancal que le précédent. Je laisse systématiquement couler, même si ça me déchire le cœur, car je ne veux pas le forcer à faire son coming-out. Je ne ferais jamais ça. Je ne suis pourtant plus tout à fait sûr de pouvoir l’attendre indéfiniment.
[…]